Conte du temps des fêtes : La visite du jour de l’An !
par Michèle Stanton-Jean | Texte paru le 31 décembre 1958 dans le quotidien de Québec, Le Soleil | photos tirées de BAnQ.
« Irons-nous, oui ou non ? » Cela commençait toujours ainsi, et cela était suivi de délibérations angoissées et de discussions envenimées d’où ma mère ressortait avec des airs de vainqueur, et mon père… plus stoïque que jamais.
« Cela » est ici un terme convenable pour désigner nos expéditions annuelles vers Montréal, lieu d’origine de mes vénérés parents et ville où le cœur et les liens affectifs nous entraînaient chaque année à l’occasion du Jour de l’An. Mon père, ma mère, mes trois sœurs et moi, le tout, formant notre distinguée famille.
Ces merveilleux voyages à six dans les trains bondés du temps des fêtes m’ont longtemps réjouie, jusqu’au jour où ayant atteint l’âge de 15 ans, je passai du côté « adulte », c’est-à-dire du côté de ceux qui s’occupent des autres…
Une fois les décisions prises, il fallait songer aux billets, ce dont mon père avait le soin, tandis que ma mère entassait consciencieusement robes empesées (pour cinq femmes), jupons, crinolines, souliers vernis, cadeaux et couches jusqu’à complète extinction des capacités de nos valises (car nous avions habituellement défoncé la plus grosse l’année précédente). C’est alors qu’elle entreprenait de quémander un peu d ’espace dans celle de mon père, cette pauvre petite, refuge de deux mouchoirs, de trois cravates et d’une chemise de rechange… Bien sûr, au début, il s’objectait. « Mais j’ai seulement quelques petites choses », lui répétait maman. Alors, après un énorme soupir, signe d’acquiescement, il devait ressortir un mouchoir avantageusement remplacé par les couches de la dernière, les patins de la moyenne (on ne sait jamais) et les crayons de couleur d’une troisième.
Propres, frottés, pressés, énervés, joyeux ou enragés (ces derniers sentiments variant avec l’âge des intéressés), nous partions enfin. Après nous être empilés dans un taxi dont le chauffeur affairé et effaré nous menait à la gare.
Là, grâce à un ami de mon père, nous pouvions monter avant l’ouverture des barrières, stratagème nous permettant de réserver toute une section du train afin d’être assis les uns près des autres et de ne pas briser, durant quatre heures affreuses, nos profondes traditions familiales.
Collés, sales, fatigués et froissés, nous débarquions enfin dans ce magnifique Montréal, où nous attendaient sur le quai mon grand-père, et à la maison, ma grand-mère.
Ensuite, présidant à ia division et à l’organisation des lits, ma mère entreprenait de retrouver nos pyjamas : « Défaites pas toutes les valises », disait-elle. Mais, ils n’y étaient jamais, et c’est dans un fouillis indescriptible, coussins très durs comme oreillers, et couchées sur des divans ouverts (oh ! ces bienheureux divans) que nous entrions dans cette première nuit à l’étranger et commencions courageusement notre combat avec les couvertures.
Puis venait ce jour béni appelé Jour de l’An, au cours duquel le Père Noël nous visitait. J’y ai longtemps cru, jusqu’au moment où une barbe postiche dépassant du dessous du lit de mon oncle me fit malheureusement tirer des conclusions au sujet desquelles ma famille ne partagea pas mon enthousiasme. Avec lui arrivait une foule de tantes, d’oncles et de cousins inconnus parce que peu souvent vus. Par des pincées et des cris, ils manifestaient leur joie de nous revoir et leur ébahissement devant nos quelques pouces de plus et notre ressemblance frappante avec la cousine Géraldine, décédée à notre âge des suites d’une grippe : « Pourvu qu’il ne t’arrive pas la même chose ! »
Très fière de nous, ma mère nous exhibait à tout venant et racontait nos succès scolaires et parascolaires, devant lesquels mes tantes, admiratrices, se désolaient du crétinisme de leurs propres mioches. À l’heure des récitations — supplice de mes tendres années— nous devions, devant toute la parenté, étaler nos talents dramatiques, qui nous étaient d’ailleurs très utiles pour dire : « Nous vous serons, bien chers parents, obéissants tous les jours de l’année. » Chaque famille écoutait religieusement déclamer ses propres membres, faisant des yeux de tueurs à qui parlait durant les boniments des siens, et souriant ironiquement et avec condescendance à la vue des « pauvres enfants des autres » se débattant avec leurs souhaits et leurs promesses. Il y avait aussi mon oncle qui, pour ajouter au pathétique, tordait désespérément son mouchoir (imbibé d’eau) durant les savants exposés de sa fille.
Jouets brisés, robes déchirées, cheveux défaits, mains barbouillées, étaient le triste bilan de cette familiale Journée à la fin de laquelle les hommes, autour de la table à cartes, en manches de chemises, ne voulaient jamais repartir, au grand désespoir de leurs dignes épouses. Mais enfin, tous quittaient les lieux, oubliant leurs propres cadeaux et emportant ceux des autres.
Ces festoiements terminés, nos robes et nous épuisées, il fallait songer au départ et recommencer en sens inverse le procédé appliqué à Québec : « Dans le train, tu diras que tu as 11 ans. » Oh ! comme j’ai eu longtemps 11 ans et pu bénéficier d’une réduction du prix du billet ! Mais, cette fois-ci, à la gare, mon père (l’homme silencieux du voyage dont la rage n’éclatait qu’au mois de décembre de l’année suivante, lorsque nous parlions de repartir), mon père, donc, n’avait pas de « connections ». Alors, fébrilement, nous devions nous mettre en ligne, maman se chargeant des plus jeunes, mon père et moi (parce que j’avais des grandes jambes) nous préparant à prendre le départ à l’ouverture des portes afin de réserver les sièges convoités. 1… 2… 3… go ! Les portes s’ouvraient, et je vous garantis que nous étions imbattables à la course à pied !
De nouveau dans le train, les discussions recommençaient au sujet des repas que mon père allait généralement prendre seul (je n’ai jamais compris pourquoi), tandis que ses quatre filles et sa femme y allaient ensemble. Nous commandions des demi-sandwiches et des demi-portions, « car dans le train, c’est cher et ce n’est pas bon », disait ma mère.
« C’est la dernière, dernière fois », a dit mon père durant 20 ans en remettant les pieds chez nous, jusqu’au jour où l’arrivée d’une cinquième fille dans la famille a définitivement interrompu ces expéditions de tout repos.
Maintenant, nous avons adopté un système à la mode : nous envoyons des délégués, c’est-à-dire des membres de la famille chargés de présenter tous nos vœux de bonne année et de souhaiter à tous et toutes « le paradis à la fin de leurs jours ».